dimanche 18 novembre 2018

Les portraits du Fayoum : peindre et être libre




Voici la "star" des portraits du Fayoum "L'Européenne" (or et encaustique sur bois de cèdre, 2ème siècle ap. J.C.) telle que j'ai pu la photographier il y a quelques mois au musée du Louvre

Les portraits dit "du Fayoum" portent le nom de l'oasis du Fayoum à quelques kilomètres au sud du Caire où ces peintures furent retrouvées en grand nombre (plus de 1000) lors de fouilles archéologiques au 19 ème siècle. L'origine géographique permet de caractériser l'ensemble de ces portraits à défaut d'en connaître les auteurs; on distinguera ainsi les portraits du Fayoum  de ceux "du Caravage" ou "du Titien" associés pour leur part à des personnages illustres de l'histoire de l'art. 


Et c'est bien cela qui fait tout l'intérêt de ces portraits peints à l'encaustique. Ces visages d'hommes et de femmes n'ont d'autre célébrité que celle de témoigner de leur vie plusieurs siècles après leur mort laissant leurs auteurs s'abandonner dans l'anonymat le plus total pour l'éternité. Et cela les rend d'autant plus respectable.

A la vision de ces portraits antiques nous traversons les siècles et pourtant ils résonnent d'un façon étonnamment moderne. J'ai eu cette subite révélation tout d'abord en ayant vu ces peintures au musée du Louvre puis en lisant L'apostrophe muette de Jean-Christophe Bailly, qui est un essai sur les portraits du Fayoum, enfin en visitant l'exposition "Chrétiens d'Orient" au MUba de la ville de Tourcoing puis en allant au musée Groeninge de Bruges
La rédaction de cet article m'a donc demandé un certain temps pour synthétiser l'ensemble...

Oui pourquoi ces visages ont-ils encore autant de résonance plusieurs siècles après avoir été peints ?

Tout d’abord sur le plan historique il faut souligner le formidable creuset gréco-romain égyptien présent dans cette région du Fayoum à cette époque où le foisonnement culturel et artistique témoigne d’une civilisation réalisant un brassage des peuples au carrefour de trois civilisations: grecque, romaine et égyptienne. 
A partir de -30 av..J.C et la chute de Cléopâtre, l’Empire romain prend place dans cette partie de l’Egypte et la langue grecque sera conservée. Les rites funéraires égyptiens et la tradition de momification des corps se poursuit à cette époque. C’est là qu’interviennent les artistes peignant le portrait du futur défunt, portrait qui prendra place sur le linceul de la momie. La seule rupture avec la tradition égyptienne, et pré-figure la peinture de portrait des siècles à venir, est une représentation du visage de face.

Note : Certaines hypothèses émettent la possibilité d’une utilisation pré-funéraire des portraits ou associent ces portraits aux Imagines majorum, moulages de cire du visage des disparus, que les familles romaines exposaient dans leurs atriums.

C’est chez les habitants du Fayoum dans les quatre premiers siècles de notre ère que la mode et la coutume des portraits fut la  plus répandue. Même si d’autres portraits ont été trouvés dans d’autres régions ce sont ceux de la région du Fayoum qui sont présents en abondance et dans un parfait état de conservation permettant leur découverte à la fin du 19ème siècle.



Portrait d'homme, encaustique sur bois de hêtre, milieu du 3ème siècle ap.J.C.



ici le portrait en place sur le linceul de la momie.


La technique de peinture à l’encaustique utilisée pour la peinture de ces portraits fait donc appel à un savoir faire hérité des grecs dans une région égyptienne, le Fayoum, sous domination romaine. La population d’origine grecque pour la plupart répond alors à une longue tradition de rites funéraires dans cette région d’Egypte qui était devenu la leur. 
On assiste donc à une tradition picturale grecque s’adaptant avec succès aux rites funéraires égyptiens. Cet aspect multiculturel est particulièrement souligné dans l’article de Joanne Mattera "Wax and the Color of Flesh" du numéro 18 de l’excellent ProWax Journal. 
Voilà toute la complexité historique qui donne son originalité à ces portraits.

D’un point de vue technique concernant l’atelier des peintres nous savons que ces portraits étaient réalisés sur des planchettes de bois de sycomore, acacia, cyprès, tilleul ou cèdre (qui est un bois importé comme dans le cas de "L'Européenne"). Une esquisse est parfois réalisée au dos de la planchette. La toile de lin présente sur les linceuls est également utilisée comme support. Associé à l’encaustique on trouve aussi l’utilisation de la cire punique ou la technique de la détrempe que nous trouvons encore aujourd’hui dans l’art contemporain :

Peter Doig, Peinture pour muralistes, huile et détrempe sur toile, 2010-2012

Les couleurs employées font appel à une palette restreinte faîte de pigments blanc, noir, ocre jaune, terre rouge associés parfois avec l’or symbole d’immortalité. La terre pour les pigments puis le feu pour fondre la cire : simplicité des éléments et habileté de l’artiste pour façonner une oeuvre à l’épreuve du temps.

(Mise à jour janvier 2022
Voici un article à propos des dernières recherches concernant les portraits du Fayoum.)

L’autre raison qui nous rende plus présent encore ces portraits à l’heure actuelle est  d’origine religieuse et ceci de façon paradoxale car l’émergence du christianisme puis de la religion musulmane vont mettre fin à cette peinture de portrait.
Ainsi au 3ème siècle l’Egypte fait partie des régions du bassin méditerranéen les plus christianisées. L’évangélisation s’est faîte en araméen, la langue du Christ, et en grec. Au cours du 3ème siècle l’Eglise utilise une forme de l’égyptien ancien pour diffuser le christianisme : le copte (l’Eglise copte prend son autonomie en 451 à la suite du concile de Chalcédoine). 
Puis l’empereur Constantin en 313, instituant la religion chrétienne comme religion de l’Empire romain, et le concile de Nicée en 325 sonneront définitivement l’avènement du Christianisme mettant fin à ces traditions funéraires mais aussi à toute représentation humaine hors texte biblique. 

Puis au 7ème siècle c’est l’arrivée de la religion musulmane comme religion dominante dans cette partie du globe. Au 8ème siècle chrétiens et musulmans s’affrontent alors sur la représentation divine : ces querelles théologiques aboutiront à une destruction massive d’images religieuses et de représentation de la figure humaine, la période iconoclaste de 726 à 843. 
Presque toutes les icônes et fresques figuratives seront détruites durant cette guerre civile et très peu de peintures subsisteront comme c’est le cas au monastère Sainte Catherine (voir mon article Notes sur l'histoire et la technique de l'encaustique). Les icônes ayant subsistées sont fidèles à la technique de l'encaustique telle qu’elle a été transmise par les artistes ayant peints les portraits funéraires du Fayoum.



Fragment d'icône avec représentation du Christ, encaustique sur bois, 7ème-8ème siècle. Photographié au MUba de Tourcoing

Passé cette période l’image religieuse et la peinture d’icône se développera à nouveau.


détail d’une icône du concile de Nicée (icône du 19ème siècle à la tempera sur bois). Photographié au MUba de Tourcoing


Cependant la peinture d’icône, si colorée soit elle, est une peinture normative soumise à des représentations symboliques. Les portraits du Fayoum sont ainsi la dernière représentation humaine avant que les religions n’impriment fortement leur influence sur la pratique des arts durant plusieurs siècles. Toute la peinture et de nombreux chefs d'oeuvres religieux ou non en garderont durablement les traces.
Ainsi Le Jugement dernier de Jérome Bosch, Jheronimus Bosch 1450-1516, visible au musée Groeninge de Bruges nous montre à quel point l'esprit humain, et ceci plusieurs siècles après les portraits égyptiens, était influencé et tourmenté par les écrits bibliques. La chance de pouvoir contempler de telles oeuvres d'arts nous permet non seulement de mesurer toute l'évolution de la peinture mais aussi d'apprécier l'empreinte que ces maîtres ont laissé dans la pratique actuelle de notre art.


Le Jugement dernier, 1495-1510, Jérome Bosch, photographié au musée Groeninge, Bruges

Le Jugement dernier, détail du panneau central

Alors oui pourquoi ces portraits retiennent-ils autant notre attention plusieurs siècles après leur création : parce qu’ils sont le témoignage vivant d’artistes peintres, hommes ou femmes, libres ne peignant sous aucune contrainte que celle de restituer avec la matière choisi, ici de la cire et des pigments, le visage de leur contemporains aussi anonymes soient-ils. La pensée égyptienne incorpore une notion de continuité de l’être dans la mort et c’est cela que réalise les peintres de ces portraits : rendre compte, à l’aide la peinture à l’encaustique, des vivants plusieurs siècles après leur mort.
Ainsi après plusieurs siècles de peinture la simplicité des portraits du Fayoum, des visages d'hommes et de femmes anonymes du 1er au 4ème siècle, nous rappellent notre liberté de peindre tout simplement. 

Pour que la figure humaine ne soit représentée de façon aussi sensible en dehors de toute sacralisation il faudra attendre plusieurs siècles et le sourire énigmatique d’une certaine Mona Lisa peinte par Léonard de Vinci au début du 16ème siècle, la célébrité de cette oeuvre nous faisant parfois oublier la singularité de ce portrait dans l'histoire de l'art. La peinture reste cependant dominée par la représentation de scènes bibliques dans les siècles à venir avant l'émergence de la peinture de paysage et l'arrivée des Impressionnistes au 19ème siècle.
Par l’intermédiaire de ces portraits qui étaient destinés à prendre place sur le linceul des momies nous pouvons voir des visages, preuve unique dans l’histoire de l’art que ces hommes et femmes des premiers siècles de notre ère ont choisit de représenter la vie comme dernière trace avant leur passage dans l’au-delà.
Dans ces traits, ces visages, chacun pourra s’y reconnaître car ce sont les mêmes que ceux que nous croisons dans la promiscuité de nos vies contemporaines, les visages que nous rencontrons dans le train, le métro, dans la rue. C’est cette formidable ressemblance, tel un miroir traversant les siècles, qui rend ces portraits si vivants et nous rappelle notre liberté d’être humain à décider de notre vie avant la mort. 
Memento mori, rappelle-toi que tu vas mourir.

Comme les mains sur les parois de la grotte Chauvet les portraits du Fayoum sont la preuve vivante d’hommes et de femmes artistes peignant librement. Ils sont l’une des plus belles leçons de peinture dans l’histoire de l’art invitant chaque artiste à leur suite jusqu’à nos jours en leur déclarant de la manière la plus simple et la plus forte qui soit : peignez et restez libre !


Essayons, à travers ce miroir séculaire, de ne pas leur mentir.


Vincent Delrue, novembre 2018

samedi 2 décembre 2017

La résine dammar #1




Résine dammar réduite en morceaux à l'atelier



Préambule

La formule de base connue de tous les artistes peignant à l’encaustique et inchangée depuis plus de deux mille ans se compose de trois éléments : de la cire, des pigments et de la résine.
Depuis que j’ai débuté l'encaustique toute une série de questions m’animent et me font avancer. Et l’une d’elle me préoccupe, m’obsède devrais-je dire !, particulièrement depuis plusieurs mois : pourquoi utilise-t-on la résine dammar dans la peinture à l’encaustique ?
Donc comme promis dans l'article consacré aux Cires voici une série d’articles tant sur le plan historique, physico-chimique ou pratique sur l’une des composantes majeures de cette formule utilisée à l’heure actuelle : la résine dammar.
Cet ensemble consacré à la résine dammar comporte trois parties. En voici la première :

La résine dammar #1 : terminologie et origine géographique

Concernant la terminologie, les termes « damar » ou « dammar » sont employés tous les deux; "Dammar" aura une préférence anglo-saxonne alors que "Damar" sera plus employé dans la langue de Molière. Ce nom d’origine malaisienne désigne la résine dure extraite à partir des arbres de la famille des Dipterocarpaceae qui sont une importante source de résines.
Le terme damar ou dammar résulte d’une confusion linguistique car ce terme utilisé dans la littérature ancienne désignait l’ensemble des résines asiatiques, sans distinction d’origine botanique. Puis le terme dammar a été conservé en langue anglaise avec le commerce et l’importation de ces résines en Grande-Bretagne.
Dans le commerce, en magasin ou sur Internet, vous trouverez les dénominations de résine dammar ou gomme dammar à ne pas confondre avec le vernis dammar dont l’utilisation est déconseillée dans la peinture à l’encaustique (cela sera détaillé dans la troisième partie). La plus grande partie de la résine dammar que nous utilisons provient d’Indonésie.

exemple de résine damar ou dammar commercialisée


La résine dammar se présente sous forme de bloc de 1 à 2 cm 


Dans la famille des Dipterocarpaceae, les espèces Shorea et Hopea produisent une résine de très bonne qualité mais on distingue plusieurs type de résine damar suivant les espèces d’arbres. Plus d’une dizaine de résines dammar sont recensées en fonction des espèces d’arbres. Un arbre produit généralement 50kg de résine par an.

arbre Shorea

Une autre partie de la résine de cette famille d’arbres est liquide et contient des huiles essentielles ou oléorésine. L’autre partie qui nous intéresse est dure et cassante : c’est la résine dammar.
Pour permettre l’écoulement de la résine on creuse des trous de 10cm de large et 15cm de profondeur au niveau du tronc d’arbre. Cela s’effectue lorsque l’arbre a 20 ans et peut se prolonger pendant 10 ans. Les blocs de résine obtenus sont d’une couleur jaune pâle presque opaque.
Localement la résine dammar est employée dans diverses préparations que ce soit pour des cérémonies religieuses, la fabrication de bougies, l’artisanat ou l’isolation des bateaux. En Inde elle est associée à de la cire d’abeille et de l’ocre rouge pour la fixation de têtes de flèches par des population tribales. On lui reconnaît également des propriétés thérapeutiques.

Peut-être est-ce une de ces vertus qui m’a poussé à pratiquer l’encaustique et à prendre plaisir à vous faire partager sur ce blog l’ensemble des découvertes que je fais au fil des mois et des années. Que ce plaisir soit partagé et se partage. 

Ainsi s’achève cette première partie d'introduction sur la résine dammar. D’autres suivront au cours de l'année 2018 à venir.

Merci de votre visite et joyeuse fin d'année créative à tous,



Source utilisée pour la rédaction de cet article 

AKSAMIJA, Amra : Etude chimique des matériaux résineux : Oliban, Dammar et Mastic. Application à des prélèvements artistiques et archéologiques, Thèse de Doctorat en Chimie, Université d’Avignon, 2012 (archives ouvertes)




lundi 1 mai 2017

Victor Brauner, dessin à la cire sur la Durance

C'est le deuxième anniversaire de ce blog.
Merci à tous : visiteurs de France, Etats Unis, Canada ou Russie !


En août 1942 alors qu’il est réfugié avec sa compagne Jacqueline Abraham et le sculpteur Michel Herz, cousin de Jacqueline, aux Celliers de Rousset dans les Hautes-Alpes, Victor Brauner développe une technique tout à fait particulière et personnelle de dessin à la cire en utilisant des bougies. 

C’est lors de ses promenades le long de la Durance que l’artiste découvre des pierres aux lignes blanches incrustées sur un fond gris ardoise. Il décide alors d’utiliser la cire des bougies pour reproduire sur papier cette impression visuelle.

L'artiste détaille ainsi sa technique (présentation de Victor Brauner dans un livret pédagogique du Musée de Saint Etienne , provenant d'un article des Cahiers d'Art de 1945-1946 que l'on trouve sur ce blog ) :

« Procédé : Sur une feuille de papier blanc, on frotte librement et avec force la cire d’une bougie, on passe ensuite sur toute cette étendue, une couche d’encre de chine délayée dans l’eau. Une fois le liquide séché, on gratte légèrement, avec un objet pointu, le dessin que l’on désire obtenir. On passe de nouveau sur toute la surface, le mélange d’encre de chine et d’eau ; on attende que tout soit sec, et on gratte cette fois ci au moyen d’un couteau, de manière à enlever toute la cire. Il reste un dessin d’une qualité originale et inconnue… »

Bref, une technique originale de gravure dans la cire où la matrice et le support imprimé se confondent. Un "monotype gravé" pourrait-on dire. La couche de cire utilisée est semblable au vernis mou utilisé dans la gravure à l'eau forte.

En voici un exemple:




Sur les traces de Victor Brauner j’ai ensuite expérimenté moi-même cette technique à l’atelier.
J’ai parfois gravé directement mon dessin dans la cire, sans passer la première couche d'encre de chine dont parle le peintre, laissant libre cours au hasard du trait pour rester dans l’esprit Surréaliste. J’ai pu ainsi voir apparaître les formes sur le papier une fois la couche d’encre et de cire retirée.

Voici quelques détails de mise en oeuvre :


Après avoir gravé mon dessin dans la cire (ici avec une pointe à tracer), je recouvre la feuille d'encre de chine légèrement diluée. La feuille est scotchée sur un support, ici du carton, afin que le papier soit maintenu lorsque je gratte la couche de cire.

Voici la première épreuve avec lignes et traits gravés au hasard :



Puis ici de façon un peu plus précise dans un style Surf Art (c’était au retour des vacances…)



Et enfin en reproduisant dans la cire des ramifications nerveuses ou artérielles inspirées par les travaux des anatomistes et céroplasticiens du XVIII ème. :




Le résultat est proche de la gravure avec la possibilité de « modeler » son dessin au fur et à mesure que l’on retire la couche de cire/encre de chine en jouant sur les zones d’ombres et de clarté. L'image est bien sûr non reproductible, à l'inverse de la gravure, et donc plus proche du monotype. 

En conclusion, une technique à développer et à approfondir.
A vous de tester cette technique !

Merci de votre visite,

ma page facebook

mon site Internet

 
Cet article, ainsi que l'ensemble de ce blog, est le fruit d'un travail personnel de recherche documentaire que j'offre ici gratuitement. Si vous appréciez mon travail vous pouvez marquer votre soutien en faisant un don, même pour une petite somme, sur ce lien PayPal.
D'avance un grand merci à vous.
 
Vincent Delrue.