vendredi 11 mars 2016

Johns, l'homme qui voulait devenir artiste.

1955 est une année charnière pour Yves Klein qui réalise sa transition entre le judo et la peinture. Au mois de juin il soumet au jury d'admission du Salon des Réalités Nouvelles un monochrome intitulé Expression de l'Univers de la Couleur Mine Orange. Son oeuvre est refusée. Il a 27 ans et il lui reste 7 années pour laisser son empreinte dans l'histoire de l'art.

La même année aux Etats-Unis un jeune peintre de 25 ans semble sortir de "nulle-part" avec son premier tableau-drapeau Flag réalisé à l'encaustique. Il s'agit de Jasper Johns. Suivront ensuite les White Flag et Green Target également à l'encaustique. Ces trois tableaux sont exposés aujourd'hui au MoMA à New-York.


Flag, 1954-1955, encaustique, huile et collage sur tissu, monté sur contreplaqué (trois parties), 107,3 x 153,8 cm, MoMA, New-York

Jasper Johns est né en 1930 à Augusta en Géorgie et après le divorce de ses parents, en 1932-1933, il vit un premier temps à Allendale en Caroline du Sud chez son grand-père paternel. Dès l'âge de cinq ans, il désirait devenir un artiste.
Il commence l'étude des beaux-arts à l'université de Caroline du Sud en 1947 puis les poursuit à New-York à la Parsons School of Design en 1948 mais il doit interrompre ses études faute de moyens. Il est ensuite mobilisé en 1951 et part 6 mois au Japon lors de la Guerre de Corée. Il n'est pas sur le front et travaille pour la conception d'affiches de films militaires et de campagnes pédagogiques. 

De retour à New-York en 1953 il travaille dans la librairie d’art Marboro Books et l’écrivain Suzi Gablik lui présente Robert Rauschenberg, de cinq ans son aîné et qui est déjà un artiste reconnu. Cette rencontre est déterminante pour lui sur le plan personnel et professionnel. Il décide de cesser de “devenir” artiste pour “être” artiste et détruit un grand nombre de ses premières œuvres. Rauschenberg lui conseille de quitter son emploi de libraire pour venir travailler avec lui comme décorateur de vitrines de boutiques de luxe. Les deux hommes entament alors une communauté de vie et un parcours commun en tant qu’artistes.
Johns fait également connaissance à cette époque des compositeurs Morton Feldman et John Cage  (avec qui il fondera la Foundation for Contemporary Performance Arts en 1963) et du danseur et chorégraphe Merce Cunningham alors que Rauschenberg réalise des décors de scènes et des costumes pour les productions de ces derniers. Plus tard il rencontre Marcel Duchamp, dont les ready-made lui inspireront la transformation d’objets courants tels que des lampes de poche ou des ampoules dans Flashlight et Lightbulb de 1958. 

En 1959 après le succès de sa première exposition chez Leo Castelli, où tous ses tableaux sont vendus, Jasper Johns est à 29 ans la nouvelle étoile montante du monde de l’art.
A partir de là l’œuvre de Jasper Johns ne cesse d’évoluer : peintures à l’huile, collages, sculptures, assemblage d’objets, utilisation d'encre de chine, œuvres gigantesques tel Map (500x1000 cm)  de 1967-1970 en 22 parties (exposé au Ludwig Museum à Cologne).

Johns multiplie dans sa peinture les références autobiographiques, à ses propres œuvres et à l’histoire de l’art : La Joconde (1503-1519) de Léonard de Vinci apparaît ainsi dans Racing Thoughts de 1983 ou Summer de 1985.


 Summer, 1985, encaustique sur toile, 190,5x127 cm, MoMA, New-York

Summer et d'une manière générale le cycle The Seasons (1985-1986) de Johns est marqué par la présence de Pablo Picasso (Minotaure à la carriole, 1936 ou L'Ombre, 1953)


Il y a d’autres références manifestes à Hans Holbein ou Barnett Newman et d’autres plus discrètes, moins identifiables au premier regard comme le Retable d’Issenheim (vers 1512-1516) de Matthias Grünewald qui est une source importante d’inspiration dans l’œuvre de Johns dans les années 80. Jasper Johns est frappé par ce retable qui est « très impressionnant… Il a une qualité qui est glamour, comme une espèce de film » (p. 183, CRAFT Catherine : Jasper Johns, voir bibliographie ). En 1976, alors en voyage à Bâle, il se rend au Musée Unterlinden de Colmar en Alsace et découvre le retable. Il y retournera en 1979 et commence à travailler à partir d’un ensemble de reproductions en noir et blanc en reprenant les contours et les détails, par l’utilisation de calques, de ce polyptique du XVIème siècle. Ceci peut être observé dans Perilous Night de 1982 ou Untitled de 1984.



 Le Retable d’Issenheim, vers 1512-1516, Musée Unterlinden, Colmar


Jasper Johns continue d’explorer la peinture encore aujourd’hui marquant l’histoire de l’art avec comme point de départ l’utilisation d’un médium innovant, l’encaustique, pour détourner le réel, l’imprégner à son tour et changer notre regard.

« Pour être un artiste vous devez tout abandonner, y compris le désir d’être un bon artiste » déclare-t-il en 2008 (voir sources Internet).


Jasper Johns et l’encaustique

Johns indique qu’il a commencé a utiliser l’encaustique alors qu’il cherchait un moyen qui sèche rapidement et lui permettant d’appliquer une couche de peinture sans altérer la première. Autre propriété importante pour Johns : la cire lui permet de conserver le caractère de chaque trait de pinceau.

Voici quelques éléments concernant sa technique que j’ai pu traduire à partir d’une interview faîte par Joanne Mattera (voir bibliographie, l’intégralité de l’entretien se trouve dans son livre p. 21-23):

Sa technique reste simple : il fabrique ses propres couleurs avec un mélange de cire d’abeille, de résine dammar et d’huile de lin en ayant l’habitude d’ajouter de la peinture à l’huile qu’il a remplacé à certains moments par des pigments. 
Puis pour chauffer son encaustique il utilise une casserole sur une plaque chauffante et pour fusionner les couches de cire il emploie une méthode plus personnelle : une plaque chauffante sur un bâton mais il indique que cette technique apporte trop de chaleur. 
Note : Kristen Gallagher ( voir Sources Internet) indique dans sa publication que Johns après avoir « expérimenté différentes façons de peindre... accrocha sa plaque chauffante à un bâton afin de pouvoir la déplacer facilement sans être brulé ».
Enfin pour travailler sa surface il utilise un fer à repasser et un pistolet à chaleur (traduit également par décapeur thermique). Il travaille généralement debout au pinceau sur de la toile tendue, très rarement au couteau (en début de carrière il pouvait travailler au sol pour effectuer ses collages).
Ses tableaux sont encadrés pour protéger les côtés.


Epilogue 

Jasper Johns et Yves Klein se sont rencontrés grâce à Leo Castelli lors du voyage de Yves et Rotraut à New-York en mars 1961. Ils sont invités par Castelli pour la première exposition personnelle d’ « Yves le Monochrome » au Etats-Unis et logent à l’hôtel Chelsea où Yves Klein rédigera une nuit d’avril 1961 son célèbre Chelsea Hotel Manifesto. Lors de ce séjour ils visitent alors l’atelier de Rauschenberg et de Johns et rencontrent de nombreux artistes.
Puis Johns et Klein se rencontrent à nouveau en Europe lors du vernissage de l’exposition à Paris de Niki de Saint-Phalle « Feu à volonté » en juin 1961. Ils participent également avec d’autres artistes à l’exposition « Le Nouveau Réalisme à Paris et à New-York » à la galerie Rive Droite en juillet 1961. Une Peinture de feu F 90 de Yves Klein est exposée à cette occasion.


Jasper Johns et Yves Klein au vernissage de l'exposition de Niki de Saint-Phalle en juin 1961 (source : archives Yves Klein)

 
Le 6 juin 1962 Yves Klein meurt chez lui à Paris, 14 rue Campagne-Première, d’une crise cardiaque. Il a 34 ans.

L’étoile de Johns brille toujours et le « feu au cœur du Vide » de Klein continue de brûler dans l'univers après avoir illuminé notre planète Bleue.



Sources Internet 

Bibliographie

CHARLET, Nicolas : Les écrits d'Yves Klein, Luna-Park Transédition, Paris, 2005, p.66, p.206.

CRAFT, Catherine : Jasper Johns, Parkstone International, New-York, 2009.

HESS, Barbara : Jasper Johns « L’activité de l’œil », Taschen, Cologne, 2007.

KLEIN-MOQUAY Rotraut, PINCUS-WITTEN Robert : Yves Klein USA, Editions Dilecta, Paris, 2009.

MATTERA, Joanne : The Art of Encaustic Painting, Watson Guptill Publications, New-York, 2001.



Cet article, ainsi que l'ensemble de ce blog, est le fruit d'un travail personnel de recherche documentaire que j'offre ici gratuitement. Si vous appréciez mon travail vous pouvez marquer votre soutien en faisant un don, même pour une petite somme, sur ce lien PayPal.
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Vincent Delrue.
 



jeudi 7 janvier 2016

Notes sur l'histoire et la technique de l'encaustique

Encaustique vient du grec Engkaein "faire brûler".
Pline au Ier siècle après J.-C s'interroge dans son Histoire Naturelle "Qui eut le premier l’idée de peindre avec de la cire et à l’encaustique ? On n’en tombe pas d’accord". C'est dire si la technique est ancienne. Il en décrit ainsi une utilisation pour les vaisseaux de guerre : une sorte de peinture faîte de "cires fondues au feu" étendue au pinceau " qui, sur les navires, ne s’altère ni par le soleil, ni par l’eau salée, ni par les vents.". Car l'une des propriétés de la cire est d'être un matériaux naturel hydrophobe, qui résiste à l'eau. Une fois posée sur le support à peindre ce médium est d'une redoutable stabilité dans le temps. Ce n'est pas un hasard si Eugène Delacroix au chevet de son ultime chef d'oeuvre La lutte de Jacob avec l'Ange (1855-1861), et confronté à des problèmes d'infiltrations et d'humidité dans La Chapelle des Saints-Anges de l'église Saint-Sulpice à Paris, décide d'utiliser une technique à base de cire et d'huile afin d'imperméabiliser la surface. (mise à jour avril 2022, voir Sources Internet en fin d'article). Voir aussi mon article sur Eugène Delacroix et François Rouan.


Eugène Delacroix, La lutte de Jacob avec l'ange, huile et cire sur enduit (photo de l'auteur, 2023)


Voici quelques courants et artistes qui en jalonnent son évolution :


-Nous pouvons tout d'abord citer les portraits qui nous apportent encore aujourd'hui un beau témoignage de maîtrise de cette technique : Ce sont les portraits du Fayoum, du nom de la région égyptienne où ils ont été produit aux premiers siècles de notre ère.

Portrait d'un militaire romain, Palais des Beaux Arts de Lille (photo de l'auteur)


Portrait d'un soldat romain (H: 43 cm, l : 25 cm) , région du Fayoum, 125-135 apr J.-C. exposé au Palais des Beaux Arts de Lille (acquis en 2011). notice détaillée ici

De nombreux autres portraits sont également visibles au musée du Louvre à Paris et au Metropolitan Museum of Art à New-York.


Dans l’Egypte gréco-romaine, de 100 av JC à 200 ap.- JC, ces portraits  réalistes étaient peints du vivant de la personne pour être placés ensuite sur le sarcophage et accompagner le corps dans sa vie spirituelle après la mort. Tous les portraits n’étaient pas destinés à des fins mortuaires mais ce sont  ces portraits, environ 600 peints sur des panneaux de bois, qui ont traversé le temps.
Les matériaux utilisés par les peintres du Fayoum ressemblent à ceux que nous utilisons de nos jours : de la cire d’abeille, des pigments, de la résine. Les outils utilisés sont : des pinceaux, un cestrum (voir illustration ci-dessous), des outils pour graver et le cauterium (voir illustration ci-dessous) utilisé pour fusionner les couches de cire.
Alors que la plupart de ces portraits sont peints à l’encaustique d’autres sont réalisés avec une émulsion de cire, la cire punique décrite par Pline : de la cire d’abeille bouillie avec de l’eau de mer et du carbonate de potassium qui est ensuite blanchie au soleil. D’autres sont exécutés avec une combinaison de ces deux médiums.

Concernant le Cestrum et le Cauterium :

Dans son livre Prestige de l’encaustique (p. 77, voir bibliographie), Emile Lombard mentionne un peintre grec : Protogene né au Caire (360-300 av JC) peignant à l’encaustique et cité par Pline. Il donne également une illustration du Cestrum, d’après la forme de la plante cestros en Grèce ou la bétoine en Gaule (Pline) p.64 :



Paul Carpentier précise également dans son ouvrage Notes sur la peinture à la cire cautérisée ou procédé encaustique (voir bibliographie) que « ce qui constitue le caractère de la peinture encaustique, c’est sa cautérisation ; sans cette opération, on doit la nommer simplement peinture à la cire » (p. 17) : les couches de peinture à la cire, une fois posées sur le support à peindre, vont être fusionnées entre elles par la cautérisation (chauffer, brûler), c’est alors que nous pouvons parler d’encaustique. Il utilise pour cela un cautérium (qu’utilisaient également les grecs) : un grillage rectangulaire au bout d’un manche en bois qui une fois chauffé à la braise est approché du support pour assurer la fusion des couches de cire :




- Outre les Portraits du Fayoum nous trouvons également une pratique de la peinture encaustique dans les premières icônes byzantines réalisées avant l'iconoclasme (VIII ème siècle apr J.-C) . Ainsi des exemples des débuts de la peinture d'icônes ne subsisteront qu'hors de la zone de contrôle des empereurs byzantins hostiles aux images comme c'est le cas au monastère Sainte Catherine du Sinaï
Christ Pantocrator, 1ère moitié du VI ème siècle, encaustique sur bois, 84x45,5 cm, Sinaï, monastère Sainte Catherine

Il y aurait un lien entre les portraits du Fayoum et la peinture d'icônes, notamment entre les peintres ayant travaillé pour le monastère Sainte Catherine et la technique à l'encaustique des portraits égyptiens. Ceci sont des éléments que j'ai pu traduire à partir d'un article de Kristen Gallagher (voir sources Internet). 

Ensuite à partir du VIII ème siècle, sans être véritablement remplacée, l'encaustique a cessée d'être utilisée au profit de la tempéra à l'oeuf qui est toujours utilisée de nos jours pour la peinture d'icônes. 

Puis avec le développement de la peinture à l'huile à partir du XV ème siècle par les frères Van Eyck, la pratique de la peinture à l'encaustique est devenue anecdotique. La peinture à l'huile s'est ensuite largement répandue.   

-Concernant l'époque moderne et contemporaine nous pouvons citer l'utilisation de la peinture à la cire par le peintre surréaliste Victor Brauner mais l'émergence de l'encaustique dans l'art contemporain revient surtout à Jasper Johns avec son célèbre tableau-drapeau Flag puis les  White Flag et Green Target en 1955.

-Actuellement les principaux représentants de la peinture à l'encaustique sont Philippe Cognée (France) avec ses monumentales vues de Google Earth en 2007 ou sa série Carcasses en 2003, Alexandre Masino (Canada) ou Joanne Mattera et Lisa Pressman de New-York. Il y en beaucoup d'autres comme Pierre Converset (France) ou outre-atlantique qui enseignent chez R&F (Cynthia Winika, Laura Moriarty...) ou présentés dans le livre de Joanne Mattera (voir bibliographie) qui est mon ouvrage de référence depuis 4 ans.

Il est à noter que ce mouvement de peinture à l'encaustique, sans se limiter strictement à cette technique ni à une dénomination de "peinture encaustique", est présent depuis une vingtaines d'années dans l'art abstrait contemporain au Canada et aux Etats-Unis.

Sources Internet :

La rénovation de La Chapelle des Saints-Anges-par Maryse Savalle, Société des études romantiques et dix-neuviémistes (consulté le 04/04/2022) :https://serd.hypotheses.org/593


Bibliographie:


CARPENTIER, Paul: Notes sur la peinture à la cire cautérisée ou procédé encaustique, d'après les laborieuses recherches de Paillot de Montabert, Paris, 1875.

HAUSTEIN-BARTSCH, Eva: Icônes, Norbert Wolf Ed., Taschen, Cologne, 2008.

LOMBARD, Emile: Prestige de l'encaustique : protéisme des couleurs et des formes par l'encaustique, Paris, 1964.

MATTERA, Joanne: The Art of Encaustic Painting : Contemporary Expression in the Ancient Medium of Pigmented Wax, Watson-Guptill Ed., New-York, 2001.

WEITZMANN, Kurt: The monastery of Saint-Catherine at mount Sinai : the icons : from the 6th to the 10th century, Princeton University Press, Princeton, 1976.

l'ABCDaire de Delacroix, Flammarion, Paris, 1999.
 
 
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Vincent Delrue.